Nous parlons maintenant d'une notion qui est très présente en droit des sociétés, c'est la notion d'intérêt social. Je suis à nouveau avec Alain Couret pour en parler. La notion d'intérêt social : de quoi parle-t-on ? On va se poser la question de savoir ce qu'est ou ce que n'est pas l'intérêt social. Il s’agit d'une notion qui est souvent utilisée. Je prends quelques exemples. En matière d'abus de majorité par exemple, on y reviendra, on va reprocher aux majoritaires de prendre une décision contraire à l'intérêt social pour s'avantager. En matière d'abus de biens sociaux (qui est une infraction), on va reprocher aux dirigeants d'utiliser les biens de la société dans son intérêt personnel, contre l'intérêt social, de sorte que des actions en responsabilité vont être engagées contre le dirigeant s'il ne gère pas la société conformément à son intérêt. Il y a un certain nombre d'applications de cette notion d'intérêt social. Alain, est-ce que l'on a un texte qui définit l'intérêt social ou bien, est-ce que l'on a une conception doctrinale arrêtée sur la définition de l’intérêt social ? On n'a pas de texte qui définit l'intérêt social et je pense qu'on n'en aura jamais. Chez nos voisins, la difficulté est la même. En France, on a au moins un texte qui évoque l'intérêt social, c’est l'article L. 233-3 du Code de commerce en matière de contrôle. On parle des conventions qui ne doivent pas être contraires à l'intérêt social, mais on s'est bien gardés, dans ce texte, de le définir. Alors, l’unité doctrinale, on ne l'a jamais eue et je pense qu'on ne l'aura pas de sitôt. Parce que derrière la notion d'intérêt social se cachent des enjeux importants et c'est presque une vision de la société, non seulement de la société au sens juridique, mais presque de la société en général, qui est en cause ici. Il est possible de s’arrêter à une première version de l’intérêt social, en vertu de laquelle on considère, conformément à l'article 1833 du Code civil, que la société est constituée dans l'intérêt commun des associés, et à partir de là on considère que c'est aux associés de définir ce qu'est l'intérêt général de la société. Oui, parce que le Code civil a ce texte qui nous dit que la société, alors certes on ne nous dit pas qu'elle fonctionne mais qu'elle est constituée dans l'intérêt commun des associés. Mais on en déduit généralement qu'elle fonctionne également dans l'intérêt commun. Il convient en effet de bien voir l'enjeu politique qui est derrière. C'est que cette vision de l'intérêt social (assimilée à l’intérêt commun des associés) privilégie l'assemblée générale, car c'est l'assemblée générale qui seule, peut définir ses orientations. Si au contraire on introduit dans le débat, cette notion d'intérêt social, les opinions divergentes devront être intégrées dans la détermination des orientations de la sociétés, et ce même si la philosophie est en réalité la même, à considérer qu’il y aurait un intérêt qui serait plus large. Cette conception permettrait d’intégrer des considérations liées au sort des salariés, peut-être même peut-on aller très loin et considérer que l'intérêt du fisc est aussi à prendre en considération. Ici, on voit aussi que politiquement parlant, on en vient à faire remonter les décisions plutôt vers les dirigeants, parce que seul le dirigeant peut se prévaloir de cette idée selon laquelle étant au sommet, exerçant une surveillance, lui seul peut considérer ce qui est bon pour la société. Ainsi, depuis le départ, on a quand même cet un enjeu de pouvoir qui est derrière. Alors la tendance aujourd'hui, parce qu'il y a ces considérations de responsabilité sociale d’entreprise, de responsabilité à l'égard de l'environnement, est aujourd'hui à penser que c'est au fond cette notion d'intérêt social qui doit prévaloir, mais avec cette considération qui consiste à dire que c'est aux dirigeants d'apprécier. Voilà pourquoi il y a débat. Alors, y a t’il contradiction entre les deux thèses ? Je n'en suis pas absolument sûr au quotidien, mais je voudrais donner un exemple pour que tout le monde comprenne bien et sortir de l'abstraction. Prenons le cas d'un cabinet de profession libérale, expert-comptable, avocat ou autres. À un certain moment, ce cabinet peut dire : « je suis d'autant plus rentable que l'on n'est pas très nombreux. Si nous grandissons, nous allons embaucher du monde, nous allons avoir accès à beaucoup plus de marchés, mais peut-être notre rentabilité individuelle d'associé baissera. L'intérêt commun, c'est de ne pas grandir et de rester comme nous sommes, l'intérêt social ça sera peut être demain de s'étendre, d'embaucher du monde ». Alors c'est contradictoire au départ, ça l'est rarement à l'arrivée parce que bien souvent la croissance, le développement va faire que même si demain matin, on est moins riche parce qu'on a cru ; après demain, le fait d'avoir grandi fait qu'à nouveau on sera riches. Donc je pense que ce sont de très beaux débats théoriques, mais que sur le terrain, le plus souvent, le bon sens dit au juge ce qu'il doit entendre par intérêt social. Mais c'est vrai que concrètement on va se retrouver devant un juge et que devant un juge on dira que les associés n'agissent pas, ou bien que les dirigeants n'agissent pas, conformément à l'intérêt social. Et se pose alors la question de savoir si c'est l'intérêt commun des associés, donc une société plutôt concentrée vers la satisfaction, pourrait-on dire égoïste, des intérêts des associés ; ou bien une société plus largement ouverte. Mais alors on se demande si c'est encore de la société que l'on parle. Car on pourrait trouver toutes sortes d'intérêts et élargir. Alors c'est peut être juridiquement correct de le faire, mais la difficulté c'est que si on dit que finalement la société est gérée dans l'intérêt de l'entreprise, dans l'intérêt des créanciers, dans l'intérêt de l'État, dans l'intérêt de toutes ces parties prenantes du respect de l'environnement, et bien le risque c'est de ne plus savoir clairement. Un auteur avait évoqué l'intérêt social comme boussole des dirigeants et le risque finalement, c'est de ne plus savoir clairement où pointe cette boussole et dans quel sens il faut aller. Donc c'est aussi pour ça finalement qu'on n'a pas de lignes bien tracées et c'est sans doute parce que la jurisprudence veut garder la liberté de donner des solutions variables, en fonction des cas qui lui sont soumis, qu'elle ne définit pas plus clairement cet intérêt social. Je pense également que donner trop de contenu à l'intérêt social, c'est également quitter la vie et le domaine des sociétés, pour passer sur un autre terrain qui est celui de l'entreprise. Or, notre droit n'a jamais voulu jusqu'à ce jour reconnaître l'entreprise en tant qu'entité juridique. Notre droit reste attaché à la notion de société. Alors après on peut considérer que la société est une technique d'organisation de l'entreprise, comme certains de nos collègues l'ont dit ou l'ont écrit, mais la notion d'entreprise aujourd'hui reste très floue parce qu'elle n'a pas de véritable contenu juridique. Or, si demain on veut consacrer la notion d'intérêt social, il faudra aussi inexorablement reconnaître à l'entreprise une présence juridique qu'elle n'a pas aujourd'hui. Très bien, merci Alain.