Nous avons vu la notion d'intérêt social. Nous allons maintenant voir une application de cette notion, en évoquant ce que l'on appelle en droit, la théorie de l'abus du droit de vote, c'est à dire concrètement, l'abus de majorité et l'abus de minorité, et nous allons voir cela à nouveau avec toi Alain. Alors abus de majorité, abus de minorité : qu'est-ce que c'est ? Ce sont des choses que la jurisprudence a inventé, puisque ce sont les juges qui ont créé ces notions, ces outils qui vont permettre de sanctionner, de combattre la situation dans laquelle un associé ne vote pas dans l'intérêt collectif, dans l'intérêt social, mais vote pour s'avantager en permettant ou en contrant une décision : en permettant une décision contraire à l'intérêt social, en contrant une décision particulièrement importante pour l'intérêt social. Alain, est-ce que tu peux définir sommairement ces deux notions d'abus de majorité et de minorité, et donner quelques exemples ? Le mot est toujours le même, on parle d'abus. Mais les réalités sont très différentes. S'agissant de l'abus de majorité, il s'agit du fait pour une majorité d'utiliser son droit de vote pour une finalité qui n'est pas conforme à l'intérêt social et avec un l'objectif qui est de s'avantager au détriment de la minorité. Cela a été dit en 1961 dans un arrêt Schuman Picard, que tout le monde connaît, au moins dans le milieu des juristes, et depuis, la Cour de Cassation est restée très fidèle à cette définition. Alors, est-ce que la formule est toujours la même ? Selon les époques, on le voit quelquefois dans certains arrêts, l'accent est moins mis sur l'intérêt social, au profit du conflit entres associés, et là encore, les commentateurs selon leur vision même des choses peuvent être nuancés. Mais globalement depuis 1961, on vit avec ces deux exigences : une décision contraire à l'intérêt social (1), et laquelle qui privilégie une majorité au détriment de la minorité. L’exemple qui tombe le plus facilement sous le sens, c'est le refus de distribuer des dividendes. Il y a des contentieux importants. On a des associés majoritaires, qui par ailleurs sont dirigeants, ont des mandats sociaux, des contrats de travail, etc. , qui ne sont pas très intéressés par les dividendes, et qui préfèrent les mettre en réserve pour augmenter la valeur de leurs titres. De l’autre côté, on a des actionnaires minoritaires qui, eux n'ont pas de contrat de travail, n'ont pas de mandat social, n'ont aucun revenus et qui, évidemment, le jour où ces dividendes ne sont pas distribués, se trouvent lésés et quelques fois sanctionnés, parce que par ailleurs ils sont soumis à l'impôt sur la fortune. L'abus de majorité c'est donc le fait d'exercer une prérogative qui est normale, qui est le droit de vote, mais d'abuser de cette prérogative en lui donnant une signification qui est évidemment un petit peu perverse. L'abus de minorité, c'est une réalité très différente et c'est, à cet égard, un faux symétrique. On imagine que dans une société où est requise une majorité qualifiée, par exemple dans une société anonyme où les décisions extraordinaires, c’est à dire celles qui modifient les statuts, sont prises à la majorité des deux tiers. Il y a un tiers des associés qui refusent de voter, et pour des finalités qui là encore ne sont pas l'intérêt social, une mesure qui est extrêmement précieuse pour la société. Par exemple, la société a perdu ses capitaux propres et il faut absolument augmenter le capital social. Pourtant, on a une minorité qui refuse de le faire. Alors comment dépasser cette difficulté ? Parce que dès lors qu'il s'agit de l'abus de majorité, on voit bien la sanction : on va faire annuler la décision si tant est que le juge veuille suivre. Et puis la décision étant annulée, les choses seront remises dans un état plus normal. Pour l'abus de minorité, c'est plus compliqué parce que le minoritaire ne veut voter pour la décision. Alors, faut-il que le juge le prenne par la main, et lui ordonne de voter pour, ce qui est une intrusion judiciaire dans la vie sociale qui est difficilement envisageable ; ou bien, faut-il que le juge désigne un mandataire de justice qui ira à l'assemblée, voter aux lieu et place du minoritaire défaillant, mais tout en gardant son libre arbitre ? On a des exemples en jurisprudence où le mandataire de justice a pensé comme les minoritaires, c'est à dire qu’il votait contre, parce qu'à son avis il n'y avait pas de véritable abus et par conséquent le droit de vote était exercé dans un sens normal. D'accord, donc en synthèse, on a chaque fois un détournement du droit de vote, que ce soit dans l'abus de majorité ou dans l'abus de minorité, puisque plutôt que de voter dans le sens de l'intérêt collectif, de l'intérêt social, soit en cas abus de majorité on est en train de forcer une décision qui est contraire à l'intérêt social, pour avantager les majoritaires ; soit en cas abus de minorité on empêche (c'est un élément que la jurisprudence relève), une décision essentielle pour la société, et on empêche une décision, là encore, dans un intérêt égoïste, soit pour s'avantager, soit pour nuire aux autres. On veut leur nuire, par exemple, parce que l'on veut qu'ils nous rachètent nos titres, pour se débarrasser de nous et si possible à un prix élevé… Donc on va voter systématiquement contre toutes les décisions utiles. Merci Alain.